Chapitre 6 : Elizabeth se découvre un intérêt


Le lendemain de sa fugue Elizabeth mit du temps à se réveiller, la petite fille avait en effet peiné à trouver le sommeil au terme d’une journée riche en émotions de diverses natures. La veille alors qu’elle serrait sa jolie poupée dont on avait changé les vêtements contre elle, elle s’était efforcée d’imaginer le visage de sa mère tel que son père l’avait décrit. Sans succès. Elle avait beau eu faire, fermer les yeux très fort pour tenter de se représenter Anne Dove, elle n’avait pas réussi à mettre un visage sur la silhouette floue qu’elle imaginait vêtue d’une splendide robe de mariée avec un long voile descendant jusqu’au sol. Au bout d’un moment, elle avait fini par se représenter quelque chose mais les yeux noirs qui brillaient au milieu du visage de l’inconnue ressemblaient plus à ceux du pirate qui l’avait aidée qu’au bleu de ceux de sa mère. L’esprit imaginatif d’Elizabeth avait donc dérivé jusqu’au pirate et elle s’était demandée avec inquiétude si les gardes avaient réussis à lui mettre la main dessus tout en imaginant divers significations au mot  pirate. Ces réflexions l’ayant conduite jusque tard dans la nuit, Elizabeth poussa donc un grognement mécontent lorsque la main sèche de Mrs Brode ouvrit en grand les rideaux brodés de sa chambre et laissa pénétrer dans la pièce la grisaille londonienne.

 

Sans pitié, Mrs Brode s’approcha de son lit, dont elle arracha brutalement les couvertures tandis qu’Elizabeth laissait échapper un petit gémissement frileux.

« Debout Miss Elizabeth. Mlle Woods vous attend pour votre leçon et vous feriez mieux de ne pas être en retard. »

Elizabeth ouvrit les yeux avec peine tandis que Mrs Brode s’affairait autour d’elle.

« Où est Miss Asst ? Demanda-t-elle avec inquiétude, craignant que son père ne soit revenu sur sa promesse.

- La politesse exigerait que vous me saluiez avant de me poser la moindre question Miss Elizabeth. Lui asséna durement Mrs Brode qui la tira hors de son lit douillet.

- Bonjour Mrs Brode. Marmonna Elizabeth avec mauvaise humeur. Où est Miss Asst ? »

L’intendante soupira et la poussa vers le broc d’eau glacée qui attendait sa toilette du matin.

«  Partie présenter des excuses pour son comportement inqualifiable et indigne du rang de cette maison.

- Oh … Commença Elizabeth avant de glapir tandis que l’intendante la débarbouillait sommairement. Mais c’est glacé ! S’exclama-t-elle.

- Pour vous réveiller. Peut-être qu’ainsi vous serez attentive aux leçons de Mlle Woods. » Rétorqua Mrs Brode sans douceur.

 

Elizabeth baissa les yeux, que des larmes commençaient déjà à picoter mais Mrs Brode ne lui laissa pas le temps de s’apitoyer sur son sort, elle la débarrassa de sa chemise de nuit brodée et s’empressa de lui faire revêtir l’une des robes d’un vert lavasse qu’elle semblait tellement affectionner.

«  Dépêchez-vous. Vous avez juste le temps de prendre votre petit déjeuner. » Précisa Mrs Brode tandis qu’Elizabeth la suivait sans entrain.

 

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Une demi-heure plus tard et un œuf à la coque dans le ventre, Elizabeth pénétra dans la salle d’étude, escortée par Mrs Brode qui lui tenait fermement la main, semblant craindre qu’elle veuille s’échapper.

«  Voici votre élève Mlle Woods. Annonça-t-elle tandis que la préceptrice se levait précipitamment à leur entrée.

- Oh Bonjour Miss Elizabeth. Bonjour Mrs Brode. Ajouta-t-elle avec un temps de retard qui fit sourire Elizabeth.

- Bonjour Mlle Woods. » Répondit la petite fille en allant s’asseoir sagement devant son pupitre.

 

Mlle Woods attendit que Mrs Brode sorte puis se tourna vers son unique élève.

« Bien. Voyons la lecture. »

Elizabeth soupira lourdement devant le manuel de bienséance qui lui servait à la fois d’entraînement et de livre de leçons. Avec difficultés, elle commença à lire à voix haute, suivant du doigt sa progression. Au bout d’un moment, Mlle Woods l’interrompit avec un long soupir fatigué.

« Dites-moi comprenez-vous le sens des mots que vous lisez ? » S’inquiéta-t-elle.

Elizabeth plissa le front.

«  Je crois…

- Dites-moi ? L’encouragea Mlle Woods.

- Et bien le livre dit que les jeunes filles doit obéir. Et obéir. Et broder et obéir et avoir un bon, un bon. Hésita Elizabeth en baissant vivement les yeux sur le texte. Maintin. Finit-elle par déchiffrer.

- Maintien. Corrigea Mlle Woods qui tapota le mot du doigt.

- Maintien. Répéta docilement Elizabeth.

- Donc vous comprenez… » Déclara Mlle Woods plus pour elle-même que pour son élève s’interrogeant sur les raisons de son peu de progrès.

 

Elizabeth ne répondit pas se contentant de fixer le livre avec dégoût tandis que la préceptrice continuait son dialogue avec elle-même.

« Dans ce cas pourquoi aussi peu de progrès ? Se demanda-t-elle en fixant Elizabeth avec un air de doute, s’interrogeant visiblement sur les capacités de son élève.

- C’est tellement ennuyeux. Soupira la petite fille qui prit la question pour elle.

- Ennuyeux ?

- J’aime pas ce livre. Il parle que d’obéir et de ce que je dois faire. Marmonna Elizabeth d’un ton boudeur.

- Oh … mais ce Traité à l’usage des jeunes filles vous instruit doublement… »

Elizabeth soupira en réponse.

« Il est ennuyeux. » Rétorqua Elizabeth du bout des lèvres.

 

Mlle Woods parut hésiter un instant et finit par tendre un livre à Elizabeth qui le prit avec surprise.

« Sauriez-vous déchiffrer ceci ? »

Elizabeth l’ouvrit à la première page et commença à déchiffrer laborieusement mais avec toutefois plus d’intérêt le livre qui dépeignait les aventures d’un petit garçon, noble évidemment, qui se sortait avec panache de nombreuses situations.

 

La matinée se passa ainsi, Elizabeth interrogea souvent sa préceptrice sur le sens des mots qu’elle lisait à la grande satisfaction de cette dernière qui découvrait avec plaisir que la petite fille pouvait être attentive. Finalement et après un coup d’œil à la pendule, Mlle Woods décida que la leçon de lecture était terminée et posa un regard satisfait sur Elizabeth. Encouragée, cette dernière se pencha vers elle et posa d’une voix timide la question qu’elle retenait depuis la veille.

« Mlle Woods ? C’est quoi un pirate ?

- Oh …. S’étonna Mlle Woods. Et bien , c’est, c’est une sorte de marin.

- Comme ceux de la Navy ?

- Non. Un pirate est un être mauvais qui ne pense qu’à s’enrichir en volant les autres. Il refuse l’autorité du Roi ainsi que celle de la loi.

- C’est quoi autorité ?

- C’est quand on doit obéir.

- Alors les pirates ils veulent pas obéir ? Demanda Elizabeth qui commençait à trouver le sujet encore plus intéressant

- C’est ça… Ils volent et n’obéissent à personne.

- Personne ???????????? S’exclama Elizabeth. Pas même à leur papa ?

- Non personne. C’est pour ça qu’on les enferme quand on les attrape.

- Pourquoi on les enferme ?

- Parce qu’ils volent et n’obéissent pas. Eux ils appellent ça être libre. »

 

Elizabeth hocha la tête et se souvint que son oncle Michael lui avait parlé de ça lui aussi.

«  Oncle Michael est un pirate ? Demanda-t-elle naïvement, imaginant soudain des dizaines de soldats lancés à la poursuite de son oncle.

- Grand Dieu non ! S’exclama Mlle Woods qui se signa à la hâte. Pourquoi dites-vous cela ?

- Il a dit que dans les Indes il serait libre. Expliqua Elizabeth.

- Oui mais votre oncle obéit encore au Roi et à la Loi. Alors que les pirates non… »

Elizabeth réfléchit quelques instants et regarda Mlle Woods.

« Alors les pirates sont plus libres qu’Oncle Michael. Affirma-t-elle.

- Les pirates ne sont pas libres. Ce sont des bandits qu’on enferme derrière les barreaux d’une prison quand on les attrape. Et là ils ne sont plus libres du tout.

-Oh … Répondit Elizabeth d’un ton désolé. Mais si on les attrape pas ? Ou si ils se sauvent ? Demanda-t-elle avec plein d’espoir.

- Peu importe. Les pirates sont de méchants hommes et c’est tout ce que vous avez à retenir sur le sujet Miss Elizabeth. Déclara Mlle Woods qui se sentait sur un terrain glissant.

- J’espère bien que les gardes attraperont pas mon gentil pirate. Marmonna Elizabeth.

- Allons allons … Le sujet des pirates n’est pas approprié pour une petite fille Miss Elizabeth. Reprenons plutôt le calcul… »

Elizabeth soupira légèrement et regarda Mlle Woods écrire des opérations compliquées tandis qu’elle songeait qu’être pirate paraissait encore mieux que d’aller vivre dans les Indes.

 

 

Quelques mois plus tard…

 

Elizabeth referma le livre que lui avait donné Mlle Woods et cette dernière la regarda avec satisfaction.

« Vous lisez presque tous les mots maintenant. »

Elizabeth lui sourit gaiement et son regard loucha vers la bibliothèque de son père dont l’un des titres poussiéreux l’attirait depuis des semaines. Les pirates des Sept Mers était son titre. La petite fille avait travaillé d’arrache-pied les cours de lecture de Mlle Woods depuis qu’elle avait découvert l’existence du livre, se promettant d’en apprendre un peu plus sur ces fameux pirates dont l’acharnement à ne pas obéir et à être libres lui plaisait. Mais avant ce pouvoir lire le livre, il fallait savoir lire d’où l’assiduité soudaine de la petite fille.

« Vous pouvez sortir Miss Elizabeth. Ça ira pour aujourd’hui. Je me réjouis de pouvoir dire à votre père à quel point vous avez fait des progrès. Même si le maintien reste encore à revoir. » Nuança Mlle Woods.

 

Toute contente et bien décidée à ne rien laisser gâcher son plaisir et surtout pas ces maudites leçons de maintien, Elizabeth se leva avec vivacité et courut vers la porte pour l’ouvrir. Sans attendre la permission de Mlle Woods, elle se rua dans le couloir et bouscula au passage Mrs Brode qui tendit inutilement le bras pour la rattraper. L’instant d’après Elizabeth faisait irruption dans sa chambre où Miss Asst cousait paisiblement.

« Mlle Woods a dit qu’on pouvait se promener. » Annonça-t-elle les yeux brillants.

La nurse releva les yeux de son ouvrage et sourit doucement à sa protégée.

« Est-elle contente de vous Miss Elizabeth ?

- Je crois, je sais presque lire. Annonça fièrement la petite fille.

- Oh … Sourit Miss Asst. Voici qui est bien ! Mettez donc votre manteau pour faire votre promenade. »

Pépiant de joie, Elizabeth obéit, revêtant le lourd vêtement. Miss Asst la regarda tenter de boutonner ce dernier d’un air attendri avant de se pencher pour l’aider.

« Quel beau cadeau d’anniversaire pour vos six ans Miss Elizabeth. »

 

Elizabeth sourit, masquant mal son impatience.

«  Papa sera rentré après demain ? » Demanda-t-elle.

Miss Asst secoua la tête pour exprimer son ignorance.

« Votre père a dit qu’il ferait tout pour être là. Mais en attendant vous aurez tout de même votre jolie fête. »

Elizabeth se renfrogna à cette mention ce dont Miss Asst, qui commençait à bien la connaître, s’aperçut.

« Quelque chose vous gêne Miss Elizabeth ?

- Pourquoi on doit inviter Alix et Robert ? Demanda la petite fille d’un air ennuyé. Je les aime pas. »

 

Miss Asst soupira profondément. Elle-même n’avait aucune envie de se retrouver face aux deux pestes qui avaient si bien fait pleurer Elizabeth quelques mois plus tôt, la poussant même à s’enfuir. Sans oublier la manière dont Alix Caston l’avait humiliée, lorsque pour garder sa place auprès d’Elizabeth, elle était venue lui présenter des excuses. Cependant, encourager Elizabeth aurait été une erreur qui l’aurait mise dans une position difficile aussi choisit elle de faire taire ses sentiments.

«  Parce que ce sont des choses qui se font Miss Elizabeth. Toute votre vie, on exigera de vous que fassiez preuve de grâce et de gentillesse envers des personnes qui ne le méritent pas ou que vous n’aimez pas.

- Oh … » Répondit Elizabeth.

Elles avancèrent en silence un moment puis Elizabeth reprit la parole.

« Si j’étais un pirate, je n’aurais pas besoin de devoir faire ça »

Miss Asst soupira avec indulgence, ne s’expliquant pas la fascination aussi étrange que soudaine que sa jeune protégée semblait avoir pour les pirates depuis plusieurs mois.

«  Mais vous êtes une lady Miss Elizabeth. Et croyez-moi, c’est beaucoup mieux que d’être un pirate.

- Pourquoi ? Demanda Elizabeth qui ne voyait aucun avantage à sa condition de  lady dont on lui rebattait les oreilles sans cesse.

- Et bien … Les pirates sont des criminels. Ensuite, ils n’ont pas toujours de quoi manger ou s’habiller. Ni même la possibilité de prendre un bain. » Ajouta-t-elle.

 

Le nez d’Elizabeth se plissa de dégoût devant cette information et elle parut peser le pour et contre un moment.

« Mais si les pirates volent ils ont de quoi manger. Objecta-t-elle. Et puis ils peuvent se laver dans la mer !

- Mais le fait de voler est mal Miss Elizabeth et fait de la peine à celui à qui on dérobe les choses. Expliqua Miss Asst. Tenez lorsque Miss Alix vous a pris votre jolie poupée, vous étiez triste n’est-ce pas ? »

Elizabeth resserra inconsciemment sa poupée contre elle

«  Oui… Mais personne n’a mis Alix en prison. » Objecta-t-elle à nouveau.

Décontenancée, Miss Asst réfléchit longuement à sa réponse avant de se décider.

« Mais elle a été punie, Miss Elizabeth et elle n’est pas un pirate mais une Lady comme vous.

- Alors être Lady et pirate c’est pareil ? »

Miss Asst rougit brutalement, à court de mots.

« Non bien sûr que non. Les lady doivent, doivent…

- Obéir ? » Suggéra Elizabeth.

 

La cloche annonçant le repas retentit à cet instant, Miss Asst laissa échapper un profond soupir de soulagement et entraîna Elizabeth à l’intérieur de la maison.

« Venez vite vous débarbouiller ».

Elizabeth la suivit docilement tout en se promettant de s’emparer du livre de la bibliothèque afin d’en apprendre plus sur ces pirates qu’on disait mauvais mais qu’elle trouvait de plus en plus intéressants.


Chapitre 5                                                                                                       Chapitre 7


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