Prologue


 

Au large de la Louisiane

 

 

Le Queen Anne’S Revenge crachait le feu depuis maintenant un peu près une heure et ses canons harcelaient sans répit le navire commercial anglais sur lequel elle avait jeté son dévolu. Les pirates s’étaient déversés dans un flot en apparence désordonné sur le pont de leur proie, chacun des membres d’équipage agissant ainsi que le rôle qu’il leur avait échu le prévoyait. Le plan était parfait.

 

A leur tête, arborant un nombre impressionnant d’armes diverses dont il se débarrassait au fil de ses rencontres avec les malheureux qui avaient l’audace de le défier, Edward Teach, plus connu sous le nom de Black Beard traversait le pont, droit vers le but qu’il s’était fixé. Il poussa une exclamation propre à faire dresser les cheveux sur la tête des rares hommes que l’attaque des pirates n’avait pas encore terrorisés et tira son sabre en direction de sa cible : le capitaine du navire ennemi.

« Rend toi ou meurs ! » Lui enjoignit Blackbeard.

 

Pour toute réponse l’homme sortit un pistolet et mit le redoutable pirate en joue.

«  Pour l’Angleterre ! Et pour la Couronne ! Cria-t-il.

- Alors meurs… » Répondit placidement Blackbeard en continuant à avancer vers sa cible sans se soucier des balles de l’autre.

Le Capitaine eut juste le temps de regarder son pistolet avec incrédulité avant de mourir, le cœur transpercé par le sabre du pirate.

 

Blackbeard eut un rictus mauvais et se pencha sur le cadavre pour lui arracher son pistolet.

« Personne ne défie Blackbeard… » Souffla-t-il avant de se retourner et de tirer un coup de feu en l’air, la botte soigneusement posée sur le corps de sa victime.

Les cris de victoire des pirates retentirent tandis que les soldats, pétrifiés, observaient celui qui, plus que jamais, ressemblait à un démon sorti de l’enfer.

« Videz les cales ! Ordonna Blackbeard. Quant aux hommes encore en vie … Rejoignez-nous ou mourrez. »

 

Sans attendre de réponse, Blackbeard se pencha sur le corps encore chaud du capitaine et sourit désagréablement.

«  Que quelques-uns d’entre vous le ramène sur le Queen. »

Le second hocha la tête en tremblant à la pensée du sort réservé au corps du Capitaine. Le même que celui de ceux qui l’avaient précédé et qui finissaient invariablement aux mains du loa qui depuis quelques temps suivait Edward Teach comme son ombre. Nul ne savait ce que le sorcier vaudou faisait des corps que le pirate lui livrait ainsi … Et tous préféraient l’ignorer. Il se passait trop de choses étranges sur Le Queen Anne…

 

()()

 

A quelques mètres des lieux du combat, tremblant, sa bible entre les mains le missionnaire Philip Swift observait avec horreur le carnage qui s’étendait sous ses yeux. C’était son premier voyage en mer… Il avait embarqué à Londres quelques semaines plus tôt, désireux de diffuser sa foi auprès des sauvages qui peuplaient la lointaine Amérique. Sauf qu’il ne s’attendait pas à ce qu’ils soient aussi sauvages. Et que sa foi n’était pas non plus aussi solide qu’il voulait bien l’admettre. La religion était surtout le seul moyen qu’il avait trouvé pour fuir la compagnie de comédiens itinérants de ses parents. Et comme il avait l’habitude des voyages, pourquoi ne pas devenir missionnaire ? Les hommes de robe étaient respectés, plus que les comédiens en tout cas. Cependant à cet instant précis, Philip se surprit à regretter amèrement l’inconfort de la charrette de la troupe de comédiens.

 

Un homme aux vêtements couverts de sang, s’arrêta devant lui et le toisa.

«  Que décides-tu ?

- Je suis un homme de Dieu. Signala Philip.

- Il n’y a pas de Dieu sur Le Queen. » Répondit l’autre qui leva son sabre.

Le sang de Philip se glaça dans ses veines en comprenant qu’il allait mourir et le jeune homme se cramponna après sa Bible et regretta de ne pas avoir le pouvoir de la changer en épée.

« Dans ce cas il peut être temps de le laisser entrer… » Répondit-il faiblement

 

Le pirate ricana.

« Pas besoin de toi. » Déclara-t-il en s’apprêtant à frapper

Philip ferma les yeux et recommandait son âme au Seigneur lorsqu’une voix lui redonna espoir.

« Il a dit qu’il voulait nous rejoindre alors il a la vie sauve. »

Le jeune homme ouvrit les yeux et rencontra le regard bleu et franc de son sauveur.

« Oui m’sieur Davies. » S’inclina le pirate.

 

Philip passa une main tremblante dans ses cheveux noirs et bouclés avant de la tendre à son sauveur.

« Merci Dieu vous le rendra. »

Le regard de l’autre se fit de glace

« Je ne crois plus en Dieu. Du moins pas comme tu l’entends. Et tu ferais bien de faire pareil sans quoi le répit que je viens de t’accorder sera bref. »

Refroidi, Philip recula.

« Enlève ta robe et monte sur le navire. Et débarrasse-toi de ça aussi. » Déclara Davies qui lui arracha sa bible et en la jeta par-dessus bord.

Philip poussa une exclamation de détresse et se précipita au bastingage, juste à temps pour voir disparaître le livre dans les eaux sombres.

« C’est un blasphème !

- Non un service que je te rends … Comment t’appelles-tu déjà ?

- Philip Swift.

- Bien Phil. Tu vas vite te rendre compte que ce monde n’a rien de commun avec le tien… Et que ton Dieu ne peut rien ici… Bienvenue sur le Queen Anne’S Revenge. Ricana-t-il en s’éloignant, laissant Philip seul avec sa détresse.

 

()()

 

Le souffle à peine court, Edward Teach s’approcha du loa qui régnait sur ses cales.

« Combien ? Lui demanda l’autre en créole.

- Autant que tu en veux. » Répondit Teach.

Le loa ne répondit pas et se contenta de jeter une poignée de poudre dans la marmite bouillante qui chauffait devant eux et rendait encore plus irrespirable qu’il ne l’était déjà l’air de la cale.

 

Loin de sembler incommodé, Blackbeard s’approcha un peu plus et respira à plein poumons la fumée jaune.

« Combien seront encore nécessaires ? » Demanda-t-il au loa.

Ce dernier caressa les impacts de balle que portait le torse de Teach, traça des sorts de protection puis répondit :

« Autant d’âmes que possible… Mais bientôt tu seras prêt. En attendant tu sais ce qu’il nous faut.

- Je le sais. Répondit Blackbeard d’une voix sans appel. Tu l’auras. »

 

Alors qu’il remontait vers le pont, le loa le rappela.

« Et pour la carte ?

- J’y travaille… Je la cherche. » Répondit froidement Teach.

 

()()

 

Assis sur le pont, occupé à défaire les nœuds des cordages, Philip se forçait à rester calme. Après tout sa situation n’était pas si mauvaise. Enfin si on ne tenait pas compte du fait qu’il avait perdu sa bible, ses maigres possessions et même la robe de missionnaire qu’il avait revêtue. Le tout l’ayant conduit à se retrouver torse nu sur le pont d’un navire pirate.

 

Mais à tout prendre et contrairement aux hommes qui avaient refusés de rejoindre l’équipage il était encore en vie. Et il n’avait pas l’intention de traîner plus longtemps que nécessaire à bord du Queen. Dès qu’il aurait une occasion, une escale par exemple, il leur fausserait compagnie et irait bien vite se présenter aux autorités. Après tout il était missionnaire.

« A ta place j’y penserais pas. » Déclara soudain une voix derrière lui.

 

Philip sursauta et se retourna, reconnaissant sans surprise l’homme qui l’avait sauvé et qui, comme il l’avait découvert depuis, était le second de Teach : Davies.

« Penser à quoi ? Marmonna Philip maussade.

- A t’enfuir. Ça serait un très mauvais calcul de vouloir nous fausser compagnie avant d’avoir rempli ton engagement.

- Mon seul engagement est envers Dieu. Rétorqua Philip.

- Ici, il n’y a pas de Dieu. » Juste le capitaine.

 

Philip hoqueta légèrement devant le blasphème et soutint le regard de l’autre.

« Je n’ai pris aucun engagement envers lui.

- Si. Quand tu as choisi de t’engager plutôt que de mourir. Et personne te laissera partir avant que tu aies payé ta dette Sand. Alors tu ferais mieux de t’y faire. Conseil d’ami.

- J’ignorais que nous l’étions. » Commenta Philip.

Davies se contenta d’un sourire froid et se retourna brusquement à l’appel de Teach.

 

Toujours assis, Philip observa avec curiosité le redoutable capitaine qu’il n’avait fait qu’entrevoir jusqu’alors. Blackbeard était imposant. Mais ce qui étonnait le plus c’était les tresses qui fleurissaient partout dans ses cheveux ou dans sa barbe et auxquelles étaient mêlées des choses dont Philip préférait continuer d’ignorer la provenance.

« Met le cap vers le large. On doit s’éloigner des côtes. Ordonna Teach au grand dam de Philip.

- Oui Capitaine. On cherche ?

- On cherche. Et t’as plutôt intérêt de trouver. Répondit Teach avant de baisser son regard sombre sur Philip. C’est quoi ça ?

- Swift. Il a choisi de nous rejoindre. »

 

Philip se sentit trembler alors que le capitaine le détaillait.

« Swift. Répéta-t-il. Et que faisais tu sur l’autre bateau ?

- J’étais… Commença Philip avant de froncer les sourcils devant l’air paniqué de Davies.

- Tu étais… Susurra Blackbeard avec une feinte douceur.

- Missionnaire. » Souffla Philip, se découvrant incapable de lui mentir alors qu’il l’eut sans doute mieux valu.

Contre toute attente, Blackbeard éclata d’un rire tonitruant, rapidement imité par Davies.

« Un missionnaire… » Répéta-t-il en s’éloignant, riant encore à gorge déployée.

 

 

Frontière entre les deux mondes

 

Bill dit le Bottier regarda avec lassitude les âmes toujours plus nombreuses qui se massaient aux portes de l’au-delà. Encore et toujours des morts, songea-t-il, à croire que les vivants n’apprendraient jamais.

 

Agitant une lanterne, Bill fit de grands gestes pour les inviter à approcher, les âmes se déversant une à une sur le pont du Hollandais Volant avant de froncer les sourcils en voyant des silhouettes blanches et vaporeuses qui, la bouche déformée par un cri muet, semblaient incapables de franchir la frontière qui les mèneraient au repos éternel.

« C’est pas vrai… » Souffla-t-il en confiant sa lanterne à l’un de ceux, peu nombreux, qui avaient choisi en guise de rédemption de continuer son service à bord du navire des âmes.

 

Sans attendre, Bill se précipita dans la cabine du capitaine et retint un soupir triste en découvrant ce dernier penché avec tristesse sur un morceau d’étoffe qu’il savait appartenir à son épouse.

« Will ? » Demanda-t-il avec douceur.

William Turner, capitaine du Hollandais Volant, releva le visage et Bill découvrit son regard las.

« Que se passe-t-il ?

- Ça continue. » Répondit Bill.

 

A ces mots, Will se leva d’un bond et se dirigea vers la porte de sa cabine.

« Encore ? Montre-moi…

- Elles sont là-bas… » Murmura Bill en lui désignant les silhouettes blanches.

La mâchoire serrée, Will observa les âmes en souffrance et les compta rapidement

« Elles sont de plus en plus nombreuses. A chaque passage …

- Je sais… Répondit Bill, aussi inquiet que son fils.

- Tu as essayé de leur lancer une corde ou quelque chose ? » Demanda Will.

 

Bill secoua la tête en guise d’impuissance tandis que Will lançait un cordage en direction des âmes.

« Attrapez-la ! Venez ! Il n’y a plus rien là-bas pour vous… »

Des mains invisibles tentèrent d’attraper la corde avant de reculer, le visage tordu dans une grimace de douleur.

« Mais que se passe-t-il donc ? Murmura Will, inquiet. Pourquoi ne puis-je donc pas guider ces âmes ?

- Parce qu’elles ne s’appartiennent plus… Déclara une voix dans son dos. Elles appartiennent au loa. Elles ne trouveront pas le repos tant qu’il ne les y autorisera pas. »

 

Will sursauta et se retourna d’un bloc, découvrant un homme aux origines haïtiennes évidentes

« Quoi ? »

L’homme lui sourit de toutes ses dents pourries et Will maîtrisa un mouvement de recul.

« Un loa ou un bocor, un sorcier vaudou si vous préférez. Il retient leurs âmes prisonnières. »

Will fronça les sourcils, c’était la première fois qu’il entendait parler d’une telle chose. Enfin il avait entendu parler de vaudou et il avait même vu plus que son lot de choses étranges durant sa courte existence mais là.

« Mais pourquoi quelqu’un ferait il ça ? Et qui…

- Qui ? Un homme qui craint la mort. Pourquoi ? Pour accroître son pouvoir et la repousser en se servant des âmes comme combattants. »

 

Will frissonna à cette mention et observa avec plus d’attention l’homme qu’il menait vers sa dernière demeure.

« Je ne vois pas qui pourrait être assez cruel pour... Commença-t-il avant de s’interrompre.

- Un homme qui ne veut pas mourir et qui est prêt à tout pour cela… Y compris bouleverser l’ordre qui régit notre monde. » Murmura l’autre avant de s’éloigner.

Il se noya dans la foule des âmes sans que ni Will ni son père ne pensent à le retenir.

 

Les deux hommes échangèrent un regard.

« Il n’en serait pas capable… Murmura Will avec un air de doute.

- Qui ça ? Jack ? » Demanda Bill.

Will ne répondit pas, le regard fixé sur les âmes qu’il avait pour mission de guider. Alors qu’il observait les âmes maudites il se demanda fugacement quelles seraient les conséquences s’il continuait à être incapable de mener à bien sa mission.

« Vaudrait mieux pas le découvrir… » Commenta Bill qui avait suivi le cheminement de ses pensées.

Will ne répondit pas et avança vers la barre, il s’apprêtait à mener une fois de plus les âmes dont il avait la charge pour l’éternité…

 

 

A bord du Queen Anne’S Revenge

 

 

Cela faisait à présent six jours que Philip était à bord, prisonnier volontaire des pirates de Teach. Et plus le temps passait, plus le jeune homme affermissait sa certitude: il devait fuir ce navire à la première occasion. 

 

Rien ne l’avait préparé à voir ce qu’il avait vu durant la semaine écoulée. Si un homme lui avait dit que de telles choses existaient, il l’aurait traité de menteur. Pourtant il devait bien se rendre à l’évidence, à moins d’être complètement drogué, ce qui est envisageable au vu de la fumée que Teach semblait particulièrement affectionner, tout ce qui se passait était vrai.

 

Il avait vu des hommes blessés mortellement se relever et se remettre à marcher, il en avait vu d’autres s’agiter comme des pantins, le regard vide. Il avait vu l’horreur des abordages, des corps sanglants encore chauds livrés au démon qui avait élu domicile dans la cale. Il avait vu des silhouettes blanches errer sur le navire ou autour de lui, le visage figé dans un éternel cri de souffrance. C’était encore ça le pire…

 

Davies s’approcha de lui et Philip sursauta en le voyant. Le second était aussi étrange que tout le reste à bord du navire. Mais il était le seul à le traiter un peu près normalement, aussi Philip en était-il venu à apprécier sa compagnie.

« Met ça dans tes oreilles. Lui ordonna-t-il en lui tendant des bouchons de liège grossièrement taillés.

- Pourquoi ? » Se méfia immédiatement Philip.

Davies répondit sans le regarder.

« Crois-moi ça vaut mieux pour toi…

- C’est un ordre ? Riposta Philip

- Non un conseil. Fait comme tu veux mais tu ne viendras pas dire que je ne t’ai pas prévenu… » Répondit Davies avant de s’éloigner.

 

Philip hésita avant de décider qu’il valait mieux ne pas se priver d’un sens qui pourrait lui être utile en cas d’attaque. Le jeune missionnaire jeta donc les bouchons à la mer et fronça les sourcils en constatant qu’ils allaient droit vers un amas de rochers.

« Seigneur protégez nous… » Souffla-t-il en se signant à la hâte.

Une fois son âme dûment recommandée, Philip se retourna vers ses compagnons d’infortune et son angoisse augmenta encore en constatant qu’aucun d’eux ne paraissait avoir conscience du danger.

 

Les mains serrées sur le bastingage, Philip observa les rochers se rapprocher avant de se voir brutalement arraché de son point de vue par un homme à la peau d’une blancheur diaphane sur laquelle saillaient désagréablement ses veines. Le jeune homme retint une brusque nausée alors qu’il réalisait qu’il pouvait presque voir le sang circuler dans les veines de l’inconnu. Ce fut à ce moment-là qu’il comprit qu’il était face à la chose qui vivait à la cale et que tous appelait le loa.

 

La seule question était pourquoi était-il sur le pont ? Et pire, qu’allait il lui faire ?

 

 

A terre, le nom importe peu

 

 

Les mains sagement croisées sur ses genoux pour en dissimuler les tremblements, la jeune femme suivit du regard le vieux médecin qui lui faisait face.

 

Ce dernier l’observa quelques instants puis poussa un soupir de regrets. Il avait beau avoir des années d’expérience derrière lui, ce qu’il s’apprêtait à dire lui était toujours aussi pénible. Surtout lorsque la patiente était aussi jeune et jolie que celle-ci.

« Etes-vous arrivé à une conclusion docteur ? Demanda la femme en se forçant à masquer sa peur.

- Oui Madame. » Répondit le médecin avec du regret dans la voix.

Si la patiente s’en aperçut elle ne le montra pas et il se força à continuer.

«  Ce que vous avez n’est pas guérissable Madame. » Déclara-t-il abruptement.

On aurait pu le juger sans cœur mais l’expérience lui avait appris qu’il n’y avait pas de bonnes manières d’annoncer la mort.

 

Sa patiente accusa le coup, son visage frémit à peine puis elle hocha la tête en guise d’accord résigné.

« Je vois… Combien de temps ? » Demanda-t-elle.

Le médecin retint un soupir de soulagement. Pas de cris, pas de larmes. Rien d’autre qu’une calme acceptation. Il préférait ça, celle-ci était forte au moins.

« Deux ans… Cinq au maximum. » Lui répondit-il doucement.

Cette fois des larmes perlèrent au coin des paupières de sa patiente mais une fois de plus elle les ravala.

«  Je vois. Répéta-t-elle. Je suppose qu’il n’y a rien à faire pour retarder l’échéance ?

- Hélas non madame… Il n’existe aucun moyen. A moins bien sur de découvrir la Fontaine de Jouvence ou je ne sais quelle autre chimère. Ironisa le médecin avant de se reprendre en se souvenant que le moment était mal choisi pour faire de l’humour. Pardonnez-moi Madame. »

 

La patiente lui fit un pâle sourire et se leva, elle fouilla dans sa bourse.

«  Je crois qu’il est inutile que je revienne vous consulter… Alors combien vous dois-je ?

- Cinq doublons. Répondit le médecin par automatisme

- Cinq doublons… Répéta la femme qui déposa la somme demandée sur le bureau du médecin. Au revoir docteur. »

Le médecin empocha la somme puis le retint par le bras sans réfléchir à ce qu’il faisait.

« Qu’allez-vous faire ?

- Et bien je vais suivre votre conseil. Je vais me mettre en quête de la Fontaine de Jouvence. » Répondit la femme mi-figue mi-raisin en se libérant de son étreinte.

 

Surpris le médecin ne protesta pas. Lorsqu’il reprit ses esprits, sa patiente était partie.

 

 

Sur le Queen Anne

 

 

Philip sentit une main glacée se refermer sur son cœur tandis que loa le jaugeait. Il voulait bouger. Il devait bouger. Mais son corps semblait ne plus appartenir. Finalement le loa détourna les yeux de lui et lâcha d’une voix si basse que Philip se demanda un instant si c’était bien réel.

« Écarte-toi et ne bouge plus. »

 

Brusquement libéré de l’emprise qui semblait le clouer au sol, Philip recula brutalement et manqua de s’étaler au sol dans sa hâte. Le jeune homme eut à peine le temps de retrouver ses esprits qu’une nouvelle scène étrange se déroula devant lui.

 

Attirées sans le moindre doute par la présence du loa, les silhouettes blanches se rassemblèrent autour de ce dernier, formant un amas lumineux à la beauté malsaine. Philip déglutit et recula encore avant de s’immobiliser, saisi par la beauté du chant qui lui emplissait brutalement la tête.

 

Les larmes aux yeux devant autant de beauté, Philip ignora le loa et les silhouettes et s’approcha du bastingage, cherchant à découvrir l’origine de ce chant. Il scruta l’horizon sans rien distinguer puis finit par apercevoir une silhouette indéniablement féminine assise sur un rocher.

 

Le cœur battant, Philip suivit des yeux le mouvement des lèvres rosées d’où s’échappait une si belle musique avant de commencer à trembler en découvrant le visage de la chanteuse. Sa peau était blanche, lisse et fraîche Dans ses mains fines brillait un peigne d’or, il ne savait pas comment il le savait mais il était certain qu’une telle créature ne pouvait avoir autre chose que de l’or, à l’aide duquel elle peignait ses longs cheveux bruns. Philip serra le bastingage à s’en briser les os, dévoré par l’envie, non le besoin, de glisser ses doigts dans une telle chevelure.

 

A ses côtés le loa psalmodiait de plus en plus en fort mais Philip n’y prit pas garde, subjugué par la femme. Le chant de cette dernière enfla et elle se tourna vers lui. L’espace d’un instant leurs yeux se croisèrent. Ceux de la chanteuse étaient d’un bleu irréel. Un bleu qui rappelait l’océan et qui donna envie à Philip de se noyer pour la rejoindre. Alors qu’il s’apprêtait à mettre son projet à exécution le loa poussa un cri rauque et le sourire de la chanteuse s’effaça. Son chant mourut avec son sourire.

 

Éperdu, Philip vit les silhouettes blanches se précipiter sur la belle chanteuse et ses lèvres esquissèrent un cri d’avertissement sans pouvoir échapper un seul son. Impuissant, les larmes aux yeux devant une telle ignominie, Philip vit les silhouettes blanches poursuivre la femme. Il s’aperçut alors que tout le bas de son corps était couvert d’écailles. Une sirène ? Se demanda-t-il avant de s’avouer que ça n’avait pas d’importance. Les silhouettes se rapprochaient d’elle. Philip sentit les larmes rouler sur ses joues alors qu’elles s’emparaient de la sirène. Il voulut leur hurler d’arrêter, qu’on ne pouvait pas briser sans conséquence une telle perfection mais une fois de plus aucun son ne s’échappa de sa bouche.

 

Philip commença à trembler, son esprit songeait à prendre une épée et à en transpercer le loa sans que son corps ne daigne lui obéir. Éperdu de chagrin il vit les silhouettes grimaçantes glisser un collier autour du cou de la chanteuse qui poussa un cri de détresse qui lui retourna les sangs.

 

Puis Philip les vit ramener la chanteuse au loa, glissant dans sa main la chaîne qui la retenait et qui brillait d’une lueur irréelle. Le loa sourit avec satisfaction et traça un signe inconnu dans l’air. La chanteuse gémit et inclina la tête avant de se laisser hisser à bord.

 

Non ! Hurla mentalement Philip. Sa place n’est pas ici, elle est dans la mer, elle est à la mer. Le loa lui jeta un regard puis entraîna la sirène jusqu’à la cale. Un instant plus tard elle avait disparu.

 

Philip se laissa retomber sur le pont, des larmes inondant ses joues.

« Non… » Gémit-il

Davies s’approcha de lui et le regarda d’un air désolé.

« Je t’avais bien dit que tu aurais mieux fait de les mettre… » Soupira-t-il.

Philip ne répondit pas, le regard rivé sur la porte derrière laquelle la chanteuse avait disparu. Pour lui, il était désormais hors de question de quitter ce navire. Pas sans elle.


                                                                                                                              Chapitre 1


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