Bien loin des projets matrimoniaux d'Elizabeth Swann, une autre femme traversait les mers. Une angoisse sourde grandissait en elle à chaque vague qui la rapprochait de l’homme, celui dont elle ne pouvait même plus prononcer le nom sans trembler, comme s'il pouvait lui apparaître rien que par la pensée.
Les marins du "Green Bottle" s'interrogeaient sur leur mystérieuse passagère. Cette femme qui, après les avoir payés grassement, passait ses journées enfermée dans sa cabine étroite et ne laissait voir son visage à personne, les intriguait au plus au point et ils échafaudaient les suppositions les plus folles sur son compte. Elle le savait bien sûr, tout comme elle savait qu'aussi délirantes que soient leurs suppositions aucun d'entre eux ne réussirait à entrevoir ne serait-ce qu'une parcelle de la vérité. Et c'était aussi bien pour eux.
Elle se pencha à la fenêtre de sa cabine et, avec un peu d'appréhension, elle constata que la lune était pleine. C'était donc pour cette nuit, elle devait pratiquer le rituel sans attendre. La femme sortit l'antique grimoire qu'elle avait volé jadis et l'ouvrit sans hésiter à la page qui lui permettrait de le faire revenir. Elle repoussa les meubles puis, un morceau de charbon à la main, elle traça le pentacle d'une main assurée et déposa une bougie à chaque intersection. Elle se plaça devant le pentagramme et disposa soigneusement deux chandelles autour d'elle. Une blanche à sa droite pour indiquer qu'elle croyait, une noire à sa gauche signe de puissance. Elle but une grande gorgée du vin qu'elle avait versé dans le calice argenté et respira profondément. Elle était prête.
Elle saisit le grimoire puis commença son incantation venue des âges et psalmodia les paroles issues de l'énochien, une langue aujourd'hui oubliée de tous à l'exception de quelques rares initiés dont elle faisait partie. Comme l'homme dont elle ne voulait plus prononcer le nom. Sa voix enfla à mesure que le rituel progressait et il lui sembla que la marque qui ornait le bas de son dos, signe de son appartenance au cercle, la brûlait à mesure que les paroles étaient prononcées. Puis elle eut l'impression que sa pensée s'envolait loin, très loin, au-delà des mers, au-delà du monde connu des hommes. Avec un sourire, elle vit la silhouette se dessiner peu à peu au centre du pentacle, d'abord des contours flous puis de plus en plus solides, jusqu'à ce qu'un être fait de chair et de sang apparaisse miraculeusement. Elle termina son incantation et rendit grâce à Astaroth, le gardien des portes, de lui avoir permis de le ramener.
()()
A cet instant, sur le pont, les marins poussèrent un cri de surprise. Un éclair vert venait d'illuminer les ténèbres, signe qu'une âme venait de revenir parmi les vivants.
()()
A quelques encablures de là, à bord du Hollandais Volant, Jack Sparrow observait d'un air morne la cellule dans laquelle il se trouvait. Il avait perdu toute notion du temps et ignorait depuis quand il pourrissait à bord du navire de Jones. Les débuts avaient été particulièrement difficiles, Jack refusait de se soumettre aux ordres donnés par Davy et chaque jour il le provoquait en espérant que l'autre à bout en termine avec lui. Davy Jones avait tout tenté pour faire plier Sparrow, le fouet, les menaces, tout. Mais il était arrivé à la conclusion que cet homme ne tenait à rien, sauf peut-être à sa liberté, alors Jones avait encore restreint celle-ci. Il avait enfermé Jack dans une étroite geôle sans la moindre vue sur l'océan, sans visite, et avec pour seule nourriture quotidienne une poignée de cacahuètes. Chaque jour Jones venait le voir et lui posait rituellement la même question.
« Alors Jack es-tu prêt à régler ta dette et à servir à bord du Hollandais Volant ? »
Et chaque fois la même réponse fusait.
« Le Hollandais Volant a déjà un capitaine, tête de poulpe et je suis le Capitaine Jack Sparrow !
- Tu refuses donc d'obéir.
- Oui. »
()()
Allongé à même le sol, Jack entendit la petite voix pernicieuse, sa voix à lui, murmurer dans son esprit comme ça lui arrivait de plus en plus souvent, à mesure que sa réclusion et sa solitude duraient.
« Soumets-toi Jack et tu sortiras d'ici, tu retrouveras le grand air du large et tu vogueras pour les cents ans à venir. »
Jack sourit, naviguer ça lui plaisait ça.
« Mais tu ne seras plus jamais libre Jackie… Tu devras obéir à ce poulpe, faire tout ce qu'il t'ordonne et tu deviendras comme les autres, alors qu'est-ce que ce sera pour toi ? Un crabe ? Une sole ? » Répondit une seconde voix qui venait toujours contrarier la première et poussa Jack à se demander fugacement combien au juste ils étaient là-dedans.
Il grimaça et revint à ce qu'avait dit le second lui-même, non ça ne lui plaisait pas du tout ça.
« Mais tu auras du rhum. Plaida le premier.
- J'aime le rhum ! Pourquoi y'en a plus ? » Demanda Jack à haute voix, continuant le débat avec lui-même.
Aucune des voix ne se donna la peine de lui répondre. Ça faisait des jours qu'il posait sans cesse les mêmes questions et débattait avec lui-même de la marche à suivre mais chaque fois ses réflexions s'arrêtaient là. Il avait finalement compris qu'il n'était pas mort. Jones l'avait certainement emporté quelques secondes avant que son âme ne quitte définitivement son corps ce qui lui laissait une possibilité infime de se sortir de là. Jack laissa ses pensées errer librement et elles se portèrent tout naturellement vers son précieux Black Pearl, qui devait à présent se trouver dans les mains d'Anamaria. Une si belle fille. Il l'avait goûtée après une nuit d'ivresse, enfin surtout pour elle. Et après avoir bien exploré tous les charmes qu'elle avait à lui offrir, il lui avait volé son navire. Jack sourit, une excellente affaire qu'il avait faite là. Les yeux clos, il se souvint de la chaleur de sa peau ambrée.
« Pas comme celle de l'autre. » Lança un troisième Jack Sparrow, celui qu'il refusait invariablement de laisser parler.
Jack fit une petite grimace.
« Oh la ferme ! » Lança-t-il avant de se recroqueviller sur lui-même pour chercher le sommeil.
()()
A l'heure où Jack Sparrow essayait de s'endormir, un autre homme ouvrait les yeux à bord du Green Bottle. La première chose qu'il vit fut une femme brune inconnue, penchée sur lui qui l'observait, une lueur d'inquiétude dans ses yeux d'une couleur indéfinissable, presque violette.
« Bienvenue parmi nous. Déclara-t-elle d'une voix mélodieuse.
- Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que je fais ici ?
- Je m'appelle Audrey. Quant aux raisons de votre présence ici et bien, pour faire simple, disons que je vous y ai amené.
- Audrey… Murmura l'homme. Et votre nom ?
- On oublie le nom. Répondit-elle sèchement. Et vous quel est le vôtre ?
- James … James Norrington. Répondit-il au grand soulagement d'Audrey qui avait peur qu'il ait perdu la mémoire.
- De quoi vous rappelez vous James ? »
Norrington la regarda un bref instant, incrédule.
« Mais je suis mort non ? Enfin je veux dire, il m'a poignardé, son homme de main, à Port Royal je sortais de chez Elizabeth. Oh mon dieu Elizabeth ! » Cria-t-il en bondissant sur ses pieds.
Audrey posa une main fraîche sur la sienne.
« Calmez-vous et racontez-moi qui a essayé de vous tuer ?
- Je, je ne suis pas mort ? Balbutia James.
- Voyons bien sûr que non, je vous ai trouvé et soigné voilà tout. » Mentit Audrey.
James Norrington regarda une nouvelle fois la femme qui lui faisait face. Il se sentait totalement perdu. Il se souvenait parfaitement de la sensation qu'il avait éprouvée quand le poignard s'était enfoncé dans sa poitrine, directement à l'emplacement du cœur, manié par une main sûre, expérimentée, qui ne tremblait pas. Il ne pouvait pas être en vie après ça ! James souleva le drap qui le recouvrait et examina son torse qu'une légère très légère cicatrice barrait à présent. Il releva la tête et reprit la parole lentement, s'exhortant mentalement à ne pas trembler.
« Qui êtes-vous réellement ? Et pourquoi suis-je en mer ? » Demanda-t-il, percevant un léger roulis sous ses pieds.
Audrey soupira profondément, elle ne voulait pas dire ce nom qui était le sien, plus jamais ! Elle se l'était promis lorsqu'elle s'était enfuie.
« Peu importe le nom. Vous êtes sur un navire qui se rend dans les Caraïbes. Vous n'avez pas besoin d'en savoir plus. En revanche mes questions appellent des réponses dont des vies dépendent peut être. » Asséna-t-elle.
James sonda son regard, il y lut l'urgence de sa demande, la sincérité aussi, cette femme pensait vraiment que ses questions étaient vitales. Alors il choisit de se laisser guider par l'honneur et de répondre à la femme qui lui avait de toute évidence sauvé la vie.
« Je m'appelle James Norrington et je suis Commodore. Ma fiancée s'appelle Elizabeth. Dit-il avec tendresse. En sortant de chez son père j'ai été poignardé par un certain Mercer, lequel agissait certainement pour le compte de Cutler Beckett, l'envoyé de la Compagnie des Indes.
- Bien, avez-vous une idée des motifs qui l'ont poussé à vouloir se débarrasser de vous ou alors de ce qu'il est venu chercher à Port Royal ? »
James déglutit, mortellement inquiet pour Elizabeth.
« Ma… Ma fiancée je crois qu'elle lui plait. Il a peut-être essayé de m'évincer. Quand à ce qu'il est venu faire ici et bien la seule chose que je sais c'est qu'il veut par-dessus tout le compas d'un certain Sparrow, un pirate sans envergure, qui a mystérieusement disparu lors de sa pendaison. Écoutez je dois aller voir ma fiancée, la rassurer, la protéger. Cet homme est dangereux !
- Pas pour l'instant James. Votre fiancée est en sécurité. Mentit-elle à nouveau. Le mieux est que ce, cet homme croit en votre mort, vous serez plus efficace dans l'ombre.
- Mais ! » Tenta de protester James.
Audrey se pencha sur lui et déposa un léger baiser au goût épicé sur ses lèvres.
« Dormez James Norrington. »
Il sentit ses paupières s'alourdir et brusquement ne parvint plus à lutter contre le sommeil qui prenait possession de lui. Un instant plus tard, il dormait profondément tandis qu'Audrey posait un regard froid sur lui.
()()
La jeune femme feuilletta rapidement le livre qu'elle avait en sa possession, dans l’espoir de découvrir ce à quoi il voulait que le compas ensorcelé de Jack le mène. Soudain elle repensa un vieux très vieux manuscrit déchiré qu'elle avait une fois trouvé. Elle se concentra pour se souvenir. Il y était question de Calypso, enfermée dans une enveloppe charnelle, et celui qui devenait son amant et la libérait règnerait sur les océans. Mais personne ne savait qui elle était, ni même comment la délivrer sauf…
Mais oui ! Davy Jones. Munie de ce nom, Audrey feuilletta à nouveau son livre et retint à grand peine une exclamation de joie. Il y était ! Lisant fébrilement, Audrey apprit que Jones était à l'origine le guide des âmes mortes en mer mais qu'il avait été trompé par Calypso. Alors, il s'était arraché le cœur de la poitrine et bafoué le caractère sacré de sa mission, réduisant les âmes dont il avait la charge en esclavage. Pour le punir de son pacte avec le démon, il avait été maudit par l'organe qui avait causé sa faiblesse : son cœur. Quiconque s'emparerait de ce dernier, aurait sa vie entre ses mains et pourrait lui ordonner ce qu'il voudrait sans que Jones ne puisse se dérober. Audrey réfléchit.
Il cherchait probablement le cœur dans le but d'avoir accès à Calypso et ainsi d'étendre son pouvoir. Elle frissonna, si cet homme réussissait, il n'y aurait plus d'échappatoire pour personne. Audrey prit sa décision. Elle devait rencontrer Davy Jones au plus vite.
Écrire commentaire